Chroniques : Liste de 1ère selection




Clara DUPONT-MONOD
La Révolte
Éd. Stock, 2018 (242 p.)
Il était deux fois, une Reine...
La passion selon[1] Clara Dupont-Monod est le voyage dans le temps. En effet, son dernier opus, La Révolte (2018), édité chez Stock, projette le lecteur dans un Moyen-Âge ardent, mouvementé, ravagé par les guerres et les violences. Dans Le Roi disait que j’étais diable, paru en 2014, l’écrivaine-journaliste reprend la figure mythique d’Aliénor d’Aquitaine et imagine ses premières années comme reine de France, aux côtés de Louis VII. Quatre ans plus tard apparaît La Révolte, roman dans lequel l’auteure traite du même sujet mais sous un angle différent. En effet, c’est la voix de Richard Cœur de Lion qui raconte l’arrivée d’Aliénor en Angleterre, son couronnement, le soulèvement qu’elle mène contre son mari le roi Henri II et ses années de captivité.
« Sa robe caresse le sol. À cet instant, nous sommes comme les pierres de voûtes, immobiles et sans souffle. [...] c’est d’une voix douce, pleine de menaces, que ma mère ordonne d’aller renverser notre père. » p.11
Femme émancipée, belle et rebelle, Aliénor d’Aquitaine réussit à défier l’Église en annulant son mariage avec Louis VII et en épousant, quelques semaines plus tard, Henri le Plantagenêt, futur roi d’Angleterre, de onze années son cadet. Toutefois, il semble que le bonheur n’est pas au rendez-vous avec cette souveraine passionnée. Face à la tyrannie d’un mari volage, elle convoque ses fils, en 1174, et leur ordonne un soulèvement contre le roi, leur père, d’où La Révolte.
La Révolte s’inscrit donc au cœur de l’Histoire. En effet, le roman s’appuie sur un fait historique connu (La Révolte de 1173-1174) et sur une solide documentation. Les chansons et les lettres des protagonistes citées sont authentiques, précise Clara Dupont-Monod. Cependant, l’auteure explique à la fin de l’œuvre que c’est bien un roman « dans l’histoire» et non un « roman historique ». Par conséquent, il ne s’agit pas d’une reconstruction des événements du passé tels qu’ils ont eu lieu, « mais de ressusciter poétiquement les êtres humains qui ont figuré dans ces événements »[2] afin que le lecteur puisse comprendre le passé et se comprendre dans son propre présent. D’ailleurs, qu’est-ce qui, mieux que la littérature, permettrait cette liberté de revisiter l’Histoire afin d’y puiser des leçons humaines, contemporaines et universelles ?
Dès l’incipit, le lecteur est projeté dans l’univers étouffant d’un Moyen-âge obscur, à une époque où les royaumes de l’Europe sont morcelés en une multitude de Seigneuries. Au détour des pages, la fresque du XIIème siècle défile sous les yeux du lecteur avec son souffle épique, ses croisades, ses conquêtes, ses batailles, ses alliances et ses trahisons.
« Une épouse défiant son mari, avec l’appui de ses fils! Une femme capable de donner des ordres, de lever une armée, d’organiser une guerre, une femme qui fait des hommes ses alliés. » (p.121).
Au cœur d’une société dominée essentiellement par les hommes, se dresse majestueusement la figure tenace d’une femme, d’une reine qui réussit à survivre miraculeusement à ce XIIème siècle sanglant de guerres et à ses 15 années de captivité. Encore plus, Aliénor d’Aquitaine résistera aux injures du temps pour se muer en une légende, voire en un mythe éternel.
« Cette vie ne fut que voyages et guerres, diront les poètes à sa mort. Je pars avec les livres qui restent à écrire. Car je voudrais qu'on écrive l'histoire d'Aliénor, la femme qui voulut être roi, échoua et devint bien plus encore. » (p.241)
Mécène des Arts, cette femme turbulente, insoumise et passionnée de littérature, a porté haut l'art des troubadours :
« Chantez-moi ce qui n’existe pas. Car seule la littérature peut inverser le sort, le temps d’un poème... » (p.43).
« Les poètes auront des chambres, un couvert et de l’argent. Ils écriront à la gloire de ma mère et de la femme inaccessible – car ma mère mettra l’amour au centre des poèmes, et cet honneur à l’amour, bien sûr, ne pouvait venir que de quelqu’un qui le redoute. » (p. 58).
Aux détours des pages, les contours du portrait d’Aliénor se consolident et prennent forme. Elle est peinte par touches de couleurs contrastées, tantôt claires, tantôt sombres. Ainsi, le lecteur peut-il suivre avec intérêt la pensée de cette fine stratège, les remous de son âme et les mouvements de son cœur.
L’audace de Clara Dupont-Monod ne s’arrête pas là. En effet, le récit est principalement raconté du point de vue de Richard « Cœur de Lion ». Moitié Plantagenêt, moitié Poitevin, Richard est en quête d’un équilibre désormais difficile à trouver. Comme un mouvement de pendule, il bascule sans cesse entre l’amour inconditionnel porté envers sa mère et l’honneur pour son père. Toutefois, d’autres points de vue introduits au sein des chapitres revêtent le texte d’un voile de profondeur et de richesse.
L’écriture de Clara Dupont-Monod est à la fois fluide et puissante. En oscillant entre le doux chant des troubadours et le cliquetis des lames, en titubant entre le son des cors et le fracas des murs enfoncés, la fascinante plume de l’auteure se révèle subtile mais dense, fragile mais robuste.
Dans un style poétique et accrochant, l’écrivaine décrit des personnages violents, ballotés dans un Moyen-âge impitoyable dans lequel la loi du plus fort est reine. Elle décortique l’intériorité de ses protagonistes et n’hésite pas à creuser, à gratter, à fouiller l’épais terreau des événements afin d’extraire des enseignements humains, des fables universelles contemporaines :
 « Voilà, Richard, pourquoi j’estime la foi et déteste la religion. La première grandit l’homme, la seconde l’affole. La foi est une affaire intime. Et l’intime, par définition, n’est pas une question collective. Il n’y a que la religion pour décider qu’une croyance personnelle, profonde et secrète, doit sortir du cœur et se muer en système de régence. » (p. 208).
« La mémoire est un soldat aux jambes maigres et infatigable. Elle attaque de nuit. Inutile de la fuir. Elle grimpe vos murs et rampe sous vos portes. Elle agit sans haine, avec la lenteur sereine de celle qui connaît ses droits. » (p.112).
En fin de compte, La Révolte constitue un cri contre les violences, une lueur d’espoir contre l’obscurantisme. Le roman est aussi un vibrant hymne à la femme. La Révolte de la reine Aliénor est celle d’une femme du Moyen-âge. La Révolte de Clara Dupont-Monod est celle de toutes les femmes de notre époque.
Joumana KANAAN
Département de Langue et Littérature Françaises
Université Libanaise, section II




[1] Clin d’œil au roman de Clara Dupont-Monod intitulé « La Passion selon Juette», Grasset, 2007.
[2] Georg LUKACS, Le Roman historique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965, p. 35.



Meryem ALAOUI
La vérité sort de la bouche du cheval
Éd. Gallimard, 2018 (272 p.)
Quand le destin prend un autre tour…
Auteure marocaine vivant à New York, Meryem Alaoui publie en 2018 son premier roman aux Éditions Gallimard, La vérité sort de la bouche du cheval.
Inspirée par son père écrivain, l’auteure nous livre un premier roman pétillant et touchant au langage cru et sans tabous, avec un franc-parler remarquable. Elle décrit les travers politiques et sociaux d’un Maroc populaire, évoque en même temps ses hypocrisies et sa véritable joie de vivre ; le tout présenté avec beaucoup d’humour.  
La vérité sort de la bouche du cheval est un titre ambigu qui crée une attente chez le lecteur ; on se demande : de quelle vérité s’agit-il ? Est-ce la vérité de Jmiaa, la prostituée, qu’elle nous confie au fil du récit ? ou bien la vraie identité, l’autre face du destin de cette héroïne qui nous sont révélés à la fin de l’œuvre ?
À travers le regard tranchant et drôle d’une prostituée de 34 ans, Meryem Alaoui nous embarque dans un voyage certes sordide mais coloré. Le portrait pittoresque et vivant de Jmiaa et son témoignage authentique nous poussent à réfléchir sur la condition de la femme marocaine.
On est à Casablanca, dans la tête et l’esprit d’une prostituée relatant son histoire, mois par mois, comme dans un journal intime. Jmiaa, femme courageuse, débrouillarde, débordant d’énergie, à l’âme battante et au cœur puissant ne gémit pas sur son sort, ne se plaint ni ne se résigne. Après un mariage raté et bientôt un enfant sur les bras, elle se retrouve au sein d’un microcosme social dans lequel elle navigue avec ténacité et sans faiblesse. Jusqu’au jour où le destin frappe à sa porte : Chadlia, surnommée <<bouche de cheval>> par la narratrice, fait irruption à Casablanca et bouleverse la vie de l’héroïne.
À la prostitution, sujet tabou, évoquée avec audace et courage, la narratrice associe les méfaits de l’alcoolisme et du haschich, largement évoqués à travers le comportement des hommes de Jmiaa : son mari, son client préféré <<Bouchaïb>> et les autres.
Ce roman léger et fluide à l’écriture rythmée et souple, au style foisonnant et accessible à la fois, nous offre une lecture agréable et captivante où le langage consiste en un métissage entre le français et les mots arabes marocains. Le tout crée un effet assez vif et très viscéral.
Dans La vérité sort de la bouche du cheval nous suivons avec un intérêt croissant le changement subtil opéré entre l’incipit et le dénouement dans l’existence mouvementée de Jmiaa. Toutefois, en passant du soleil de Casablanca à la lumière de San Francisco, on n’oublie jamais d’où on vient, d’autant plus que certaines blessures sont éternelles…
Et voilà ! Jmiaa le dit si bien avec cette simplicité orientale qui s’en remet spontanément à la Providence : <<C’est comme ça parfois la vie. Tu ne sais pas pourquoi les choses arrivent mais elles arrivent. Peut-être qu’il y a des choses qui n’arrivent pour rien dans la vie. Et peut-être aussi que tout ce qui se passe, c’est déjà prévu, planifié, tracé, tout. Comme dans un film.>>

Clara ABOU NADER
Département de Langue et de Littérature françaises
Université Libanaise, section II

Guy BOLEY
Quand Dieu boxait en amateur
Éd. Grasset, 2018 (180p.)
Quand Dieu boxait en amateur
Au nom du père et du fils
« Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils afin que le Fils te glorifie. » (Jean 17, 1b)
Voilà, peut-être, ce que Guy Boley pensa avant d’écrire son nouveau roman, Quand Dieu boxait en amateur, publié aux Éditions Grasset.
Cet écrivain atypique, à la carrière professionnelle rocambolesque, nous offre une deuxième création littéraire surprenante, aussi bien au niveau du fond que de la forme. L’histoire qu’il nous narre, à partir d’images réalistes, est composée de phrases poétiques. Cette histoire n’est autre que la vie de son propre père à qui il voulait rendre un vibrant hommage.
Né dans les années 1920, René (père du narrateur) n’a pas connu son père, décédé d’un accident de train alors que sa femme était enceinte. Élevé par sa mère, femme de ménage au service des bourgeois du centre-ville, il n’a connu que le travail. Apprenti forgeron, il était pourtant fasciné par les mots, passionné de livres, obnubilé par le petit Larousse illustré. Il vouait une admiration particulière à la littérature qu’il partageait avec son ami Pierrot. Mais, pour sa mère, cette activité « zigouille les méninges » et n’est faite que pour les filles. Un brin perturbé par le physique efféminé de son fils, elle l’inscrit aux cours de boxe, sport du « populo ». Il deviendra ainsi un homme, et non des moindres, puisqu’il s’y adonnera à corps perdu jusqu’à être sacré Champion de France de boxe amateur. Son ami Pierrot, lui, choisit la voie de Dieu, prenant en main la troupe théâtrale de la paroisse. C’est là que leurs destins vont prendre un nouveau tournant.
Dès la lecture du titre, nous nous posons plusieurs questions. Quand Dieu boxait en amateur … Dieu peut-il boxer en tant qu’amateur ? La boxe est-elle un sport que Dieu pratique ? Ce Dieu, incarne-t-il l’image du père ? Et quand Dieu boxe vraiment en amateur, que se passe-t-il ? Les réponses à ces questions sont, en fait, dévoilées par le narrateur au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. Pour le fils, oui, Dieu est son père et il boxe. Et quand Dieu boxe, même en tant qu’amateur, il le fait corps et âme ! Ce Dieu, que le fils vénère, ne boxe pas seulement sur le ring mais aussi sur la scène du théâtre paroissial. Ce boxeur n’a pas seulement ses poings pour se défendre mais aussi les mots. Ce père ne se bat pas contre des adversaires mais il se bat contre la vie.
Ce roman relève d’une émotivité profonde, perceptible sous la plume de Guy Boley, qui est imprégnée d’amour et d’humanité, tout cela au nom du père ! Au fil des pages, nous assistons de fait à l’évolution du père, René, de sa plus tendre enfance jusqu’à sa mort. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est le choix de l’auteur : commencer son roman par décrire l’agonie puis le décès de son père pour ensuite passer à l’enfance, nous narrer sa vie inhabituelle et revenir enfin à ce moment fatidique qui est sa mort. Peut-être est-ce ici une référence subtile à la résurrection, un petit clin d’œil au grand rôle de Jésus que son père a incarné sur la scène du théâtre paroissial dans l’adaptation de La Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Par les yeux du fils, nous, en tant que lecteurs, assistons à l’ascension professionnelle, sociale et spirituelle du père. Mais après chaque montée il y a une chute. Et cette chute nous trouble. Nous ne pouvons donc qu’être sensibles à ces moments de désespoir par lesquels passe le protagoniste, grâce à l’élégance de G. Boley et à la subtilité de son style qui réussit à sublimer cette réalité.
René nous captive par son adulation des mots. Mais ce pauvre forgeron, à l’éducation médiocre, n’a pas le vocabulaire qu’il souhaite pour s’exprimer : « Personne ne le lui a offert ».  Malgré sa passion pour le Larousse, la littérature et le théâtre, il n’arrivera jamais à exprimer grâce aux mots ses ressentis. Dans le roman, nous lisons des passages poignants où ce petit René a des crises de logolepsie. Une telle fascination pour les mots ne peut qu’émouvoir chaque amateur de littérature.   
Ce qui est remarquable dans ce roman, c’est aussi ce quartier sans nom à Besançon. Une France rurale qui devient un personnage à part entière. Vestige d’une autre époque, elle illustre un monde plus chaleureux, fraternel et humain. Sur cette toile de fond, nous ne pouvons qu’admirer ces fils du feu.
Des mots ardents et des phrases chaudes tissent une histoire douce, celle d’âmes généreuses. La lecture de Quand Dieu boxait en amateur est comme une bouffée d’air frais. Elle nous transporte dans un autre monde, dans la France d’antan.
Vana BERBERIAN
Département de Langue et Littérature Françaises
Université Libanaise, section II

Guy BOLEY
Quand Dieu boxait en amateur
Éd. Grasset, 2018 (180p.)
Quand Dieu boxait en amateur
Au nom du père et du fils
« Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils afin que le Fils te glorifie. » (Jean 17, 1b)
Voilà, peut-être, ce que Guy Boley pensa avant d’écrire son nouveau roman, Quand Dieu boxait en amateur, publié aux Éditions Grasset.
Cet écrivain atypique, à la carrière professionnelle rocambolesque, nous offre une deuxième création littéraire surprenante, aussi bien au niveau du fond que de la forme. L’histoire qu’il nous narre, à partir d’images réalistes, est composée de phrases poétiques. Cette histoire n’est autre que la vie de son propre père à qui il voulait rendre un vibrant hommage.
Né dans les années 1920, René (père du narrateur) n’a pas connu son père, décédé d’un accident de train alors que sa femme était enceinte. Élevé par sa mère, femme de ménage au service des bourgeois du centre-ville, il n’a connu que le travail. Apprenti forgeron, il était pourtant fasciné par les mots, passionné de livres, obnubilé par le petit Larousse illustré. Il vouait une admiration particulière à la littérature qu’il partageait avec son ami Pierrot. Mais, pour sa mère, cette activité « zigouille les méninges » et n’est faite que pour les filles. Un brin perturbé par le physique efféminé de son fils, elle l’inscrit aux cours de boxe, sport du « populo ». Il deviendra ainsi un homme, et non des moindres, puisqu’il s’y adonnera à corps perdu jusqu’à être sacré Champion de France de boxe amateur. Son ami Pierrot, lui, choisit la voie de Dieu, prenant en main la troupe théâtrale de la paroisse. C’est là que leurs destins vont prendre un nouveau tournant.
Dès la lecture du titre, nous nous posons plusieurs questions. Quand Dieu boxait en amateur … Dieu peut-il boxer en tant qu’amateur ? La boxe est-elle un sport que Dieu pratique ? Ce Dieu, incarne-t-il l’image du père ? Et quand Dieu boxe vraiment en amateur, que se passe-t-il ? Les réponses à ces questions sont, en fait, dévoilées par le narrateur au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture. Pour le fils, oui, Dieu est son père et il boxe. Et quand Dieu boxe, même en tant qu’amateur, il le fait corps et âme ! Ce Dieu, que le fils vénère, ne boxe pas seulement sur le ring mais aussi sur la scène du théâtre paroissial. Ce boxeur n’a pas seulement ses poings pour se défendre mais aussi les mots. Ce père ne se bat pas contre des adversaires mais il se bat contre la vie.
Ce roman relève d’une émotivité profonde, perceptible sous la plume de Guy Boley, qui est imprégnée d’amour et d’humanité, tout cela au nom du père ! Au fil des pages, nous assistons de fait à l’évolution du père, René, de sa plus tendre enfance jusqu’à sa mort. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est le choix de l’auteur : commencer son roman par décrire l’agonie puis le décès de son père pour ensuite passer à l’enfance, nous narrer sa vie inhabituelle et revenir enfin à ce moment fatidique qui est sa mort. Peut-être est-ce ici une référence subtile à la résurrection, un petit clin d’œil au grand rôle de Jésus que son père a incarné sur la scène du théâtre paroissial dans l’adaptation de La Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Par les yeux du fils, nous, en tant que lecteurs, assistons à l’ascension professionnelle, sociale et spirituelle du père. Mais après chaque montée il y a une chute. Et cette chute nous trouble. Nous ne pouvons donc qu’être sensibles à ces moments de désespoir par lesquels passe le protagoniste, grâce à l’élégance de G. Boley et à la subtilité de son style qui réussit à sublimer cette réalité.
René nous captive par son adulation des mots. Mais ce pauvre forgeron, à l’éducation médiocre, n’a pas le vocabulaire qu’il souhaite pour s’exprimer : « Personne ne le lui a offert ».  Malgré sa passion pour le Larousse, la littérature et le théâtre, il n’arrivera jamais à exprimer grâce aux mots ses ressentis. Dans le roman, nous lisons des passages poignants où ce petit René a des crises de logolepsie. Une telle fascination pour les mots ne peut qu’émouvoir chaque amateur de littérature.   
Ce qui est remarquable dans ce roman, c’est aussi ce quartier sans nom à Besançon. Une France rurale qui devient un personnage à part entière. Vestige d’une autre époque, elle illustre un monde plus chaleureux, fraternel et humain. Sur cette toile de fond, nous ne pouvons qu’admirer ces fils du feu.
Des mots ardents et des phrases chaudes tissent une histoire douce, celle d’âmes généreuses. La lecture de Quand Dieu boxait en amateur est comme une bouffée d’air frais. Elle nous transporte dans un autre monde, dans la France d’antan.
Vana BERBERIAN
Département de Langue et Littérature Françaises
Université Libanaise, section II
Éric FOTTORINO
Dix-sept ans
Éd. Gallimard, 2018 (272 p.)
Mament ?
Le 26 août 1960, à Nice, royaume du soleil, une jeune fille de dix-sept ans met au monde un enfant – un enfant bâtard. Et ce petit garçon n'est autre que l'écrivain, Éric Fottorino. Dix-sept ans est l'âge des rêves, l'âge des aurores. Pour la mère de Fottorino, dix-sept ans a été "l'âge d'un impossible". À tout ciel un miroir, à tout reflet un soleil, à toute vague un titre, à tout roman une rive, à Nice, le soleil et sa vague, à nous, le roman et son ciel – c'est une rive de dix-sept ans. Dix-sept ans a été publié chez Gallimard, dix jours avant l'anniversaire de l'écrivain. En effet, ce roman est né avant l'auteur, il respire en lui et aurait pu l'étouffer s'il ne l'avait pas écrit. Mais pourquoi écrire l'histoire de ce profil perdu d'une mère ? Fottorino répondrait : "C'est un devoir filial." Après l'histoire de ses deux pères apparaît, enfin, "le roman de la mère". C'est une fiction qui pourrait être la sœur jumelle de la réalité. Le roman s'ouvre sur une déclaration amère que fait Lina à ses trois fils, Éric "Signorelli" et ses deux frères ; elle leur annonce, d'une voix tremblante, l'existence d'une petite fille qu'elle a eue en 1963 et qu'on lui a enlevée.
"Elle n'est pas entrée dans [ses] yeux." L'ombre de cette petite sœur, bâtarde comme lui, paralyse Éric et réveille tous les fantômes dissimulés sous sa peau. Des questions, des souvenirs, des mots lui brûlent l'âme comme des flammes, si ardentes, qu'elles le jettent dans le feu. Nice ! C'est là où le roman commence vraiment. Une recherche, une enquête identitaire est entamée. "L'enfant des brouillards" est à la poursuite des minutes et des moments vécus par sa mère, moments fanés mais gardés dans les ruelles de Nice. L'imaginaire vient au secours de ce fils, pour remplir les vides et les non-dits, car l'imaginaire parle et s'exprime aussi bien qu'une mère. Le lecteur de ce roman ne doit pas s'attendre à des obstacles, à des péripéties externes. Tout se passe à l'intérieur du personnage. En fait, on a l'impression que Fottorino se libère dans ce roman, qu’il se guérit, soignant son âme par les mots. Le choix de Nice est en vérité le choix des entrailles, car ce roman est un roman d'entrailles. En le lisant, on pourrait se demander maintes fois : "Que fait-on là, dans le cœur et dans l'âme d'un autre ?" "A-t-on le droit de lire tous ses tourments ?" Toutes les lignes du récit sont en mouvement. C'est un roman vivant, un roman qui souffre. Le style "éclaire mais coupe". Les phrases, les tournures, les expressions tranchent, révèlent, avouent et s'évadent. Cette fiction est guerre et consolation. L'écrivain s'approche de lui-même, de la "mère qui a été de si peu sa mère", de l'enfant qui a été de "si peu son fils". Une plume à deux temps : pour s'égarer, pour se retrouver.
Néanmoins, on se questionne : où est la place du lecteur dans ce roman saturé, encombré d'intime ?  Certes, le lecteur pourrait se retrouver. Il se verrait, peut-être, dans la mère coupable, dans la famille de brume, dans les personnes en quête d'identité... Car qui d'entre nous, enfin, n'a pas connu, un jour, l’un de ces personnages, qui n’a pas été l’un d'eux ?
En réalité, le style de l’auteur est si poignant qu’on a failli lâcher le livre. La lecture du roman, tout comme son écriture, est, à notre avis, une souffrance. Traverser ce roman, c'est s’imprégner de plusieurs maux. Tout d’un coup, on attrape froid. Froid du soleil (celui de Nice), du “désamour”, de l’incompréhension…Notre esprit est confronté à un obstacle : le manque de communication. “La terre entière réussit à se parler sans obstacle sauf une mère et son fils, nous”. Cette barrière fictive entre les deux personnages se dresse en nous, lecteurs. Elle se dresse lentement mais avec décision, comme une contamination. Nous avons été contaminés d’abimes. Un écart existe entre nous et le personnage de la mère, donc tous les personnages. Ce désir de fuir les mots, la suite, la fin, le début nous a hantés tout le long de la lecture. Une histoire tragique racontée avec un style d’épée !  L’enchaînement de l’histoire nous a assoiffés. Il manque d’action, de choix, d’espoir ! Car on dirait que les personnages ne sont pas libres d’avancer dans le récit, qu’ils sont condamnés à un passé, à un souvenir ou plutôt à ce qui ne s’est jamais passé… Rien à dire du présent, rien à attendre du futur. C'est comme si l'écrivain faisait exprès de priver le lecteur d’oxygène !
L’ironie et la critique de la religion intensifie l’atmosphère sinistre du roman. De plus, les sauts du style deviennent les reflets “[des] sauts d’amour”. Le fils est tantôt amoureux de sa mère (complexe d’Oedipe) “Je t’aurais bien épousée”, tantôt haineux “[...] on peut la détester.”
En conclusion, le roman nous a laissé perplexe. Le dernier mot revient donc aux lecteurs !
Christia GHAOUCHE
Département de Langue et Littérature Françaises
Université Libanaise, section II


Inès BAYARD
Le malheur du bas
Éd. Albin Michel, 2018 (270 p.)
Une nouvelle chanson douce
Dans son premier roman Le malheur du bas paru aux Éditions Albin Michel, Inès Bayard aborde un thème aussi violent que bouleversant, un thème qui est plutôt familier à la littérature allemande et autrichienne. En effet, le livre commence par la fin. Il s’ouvre sur une scène de crime dans laquelle le personnage principal a tenté de s’empoisonner et de livrer son enfant et son mari au même sort. Au fur et à mesure, le lecteur découvre le personnage grâce au flash-back, dans lequel l’auteur dessine le tableau réaliste d’un passé douloureux. L’auteur s’inspire d’Elfriede Jelinek : elle entre dans cette zone, celle de la perception par l'homme du corps de la femme. À travers la méthode Colombo, aussi utilisée par Leila Slimani dans son œuvre Chanson douce, la romancière crée une atmosphère qui ressemble à celle du roman policier.
Dans un « appartement situé sur le boulevard Voltaire, dans le XIème arrondissement de Paris », vit une jeune Parisienne, nommée Marie, avec son époux Laurent. Celle-ci est conseillère patrimoniale dans une banque. Quant à son mari, c’est un avocat renommé. Ils mènent une vie paisible, stable et heureuse. « Ce fut dès le début un bonheur simple, un amour suffisant pour ne plus penser qu’à soi-même ». Marie prend toujours soin de son conjoint : « l’encourage dans ses projets, le réconforte quand il doute, l’aide à chercher ses dossiers chaque matin ». Cependant, Laurent qui aime sa femme d’un « amour sincère et profond », « n’est pas aussi attentif envers elle qu’elle l’est envers lui ». Ensemble, ils ont décidé d’arrêter la pilule afin de donner vie à un enfant. Marie se croit dans un monde encourageant, ce même monde va pourtant la trahir.
Un soir, sortant d’une réunion professionnelle prometteuse, Marie se rend compte qu’on a essayé de lui voler son vélo. Elle appelle Laurent. Ce dernier est occupé et lui conseille de prendre le métro réponse à laquelle elle s’attendait. De loin, jaillit une silhouette familière, celle de son directeur. Il lui propose gentiment de la raccompagner à la maison en voiture. « Le temps ralentit, se fige, oppresse l’espace. Tout s’engourdit ». Encore quelques mètres à traverser pour qu’elle arrive chez elle. « Marie sent enfin le moteur ralentir. La radio s’éteint d’un seul coup. Ils sont maintenant engagés dans l’entrée d’un parking privé ». Marie panique. Elle a envie de sortir. « Soudain, elle perçoit le bruit sec de la fermeture du loquet de sa portière ». « Marie va se faire violer dans cette voiture ».
« Pénétrée par tous les trous », recouverte de secrétions, elle rentre chez elle secouée. Cependant, elle décide d’effacer toutes traces. Elle se retire sous la douche. Personne n’en saura rien. Elle doit oublier. Comment oublier si son mari lui rappelle constamment la figure de son violeur ? Comment oublier quand elle sait qu’elle porte en elle le fruit de son viol ? Elle a si bien caché sa souffrance que son entourage n’a rien deviné, comme tout être humain cache sa douleur par peur d’être ridiculisé, montré du doigt. Si elle avait parlé, n’aurait-elle pas trouvé d’autres solutions ?
D’une écriture simple, crue et audacieuse, Inès Bayard dissèque la vie de Marie à travers le prisme du viol. C’est une chronique du corps et du psychisme féminins. Les phrases courtes et simples engendrent une ambiance morbide, retenant le lecteur par un souffle, l’obligeant à vouloir continuer la lecture afin de connaitre le début de la fin. Celui-ci découvre entre les pages la mutation du corps et de l’âme meurtrie de Marie. Tout y est : les rapports sexuels, les règles, la grossesse, l'accouchement, la maternité, la frénésie, la haine, le déni et surtout le silence, un silence lourd et oppressant qui tue l’héroïne à petits feux, un silence qui va mener à la destruction de sa vie conjugale, un silence qui la pousse vers la folie suprême, vers l’hystérie. Le lecteur vit avec Marie son mutisme. Il perçoit ses douleurs intimes et ses idées aliénées. Il la comprend, la déculpabilise. Elle est seule face au monde, face à son mari, à sa famille, à son nouveau-né qu’elle croit être celui de son agresseur. Elle s’enferme dans une spirale où seul « le malheur du bas » demeure.

Nathalie GHAOUCHE
Département de Langue et Littérature Françaises
Université Libanaise, section II



Gilles MARTIN-CHAUFFIER
L’Ère des suspects 
Éd. Grasset, 2018 (288 p.)
Quand l’information devient déformation
Crime, mystère, vérité et suspicion constituent les grandes lignes du roman d’actualité et d’action L’ère des suspects. Ce roman, paru aux Éditions Grasset, est le douzième du journaliste et essayiste français Gilles Martin-Chauffier.
Tout le monde est soupçonné, mais de quoi ? À quel niveau ? C’est à travers cette énigme que le lecteur est introduit dans une sphère de réflexion. Les lexèmes « Ère » et « suspects » rendent bien compte de l’actualité et de l’universalité du thème principal autour duquel se déploie le roman : la suspicion. En effet, d’après le titre, tout le monde est considéré comme coupable d’avoir commis une erreur. À travers chaque ligne de son roman, en commençant par le titre, G. Martin-Chauffier fait un réquisitoire subtil de la situation, sachant que son but est de dénoncer le mensonge dont la société est accusée.
Le jeune Driss, habitant de la « Cité noire » est retrouvé mort sur un quai du RER. La veille du meurtre, il était poursuivi par un gardien de la paix. La casquette du meurtrier a été attribuée au jeune officier et toutes les autorités de Versières présentèrent leur version, mais chacune à sa manière.
De page en page, l’auteur nous plonge dans le monde infernal de la suspicion : chaque personne a quelque profit à tirer de l’affaire du meurtre. L’auteur pointe du doigt les vrais intérêts de chaque catégorie de la société : le maire de la ville, les avocats, les grands frères de la cité (ceux qui exercent une influence sur les plus jeunes), la police locale, tous cherchant à blanchir leur image auprès de l’opinion.
L’ère des suspects n’épargne aucune instance du pouvoir en place ; le principe du personnage principal et des personnages secondaires est quasi inexistant. L’auteur dévoile les vérités secrètes et les intentions les plus sombres à l’aide d’un style évocateur, voire « théâtral », comme s’il exposait sur scène, face à un public, des personnages incarnant les vices de la société. La façon d’accorder à chaque personnage un chapitre, si l’on peut dire, offre au lecteur un droit de jugement lucide concernant les intentions les plus noires mais aussi une information sur la vraie nature des responsables de « l’ordre ». La vraie identité se révèle au cours de la lecture : les personnages possèdent chacun une identité différente de celle qu’ils ont tissée avec soin aux yeux de l’opinion publique.
G. Martin-Chauffier peint la société contemporaine française dans ses moindres détails, grâce à un vocabulaire, des habitudes et des codes propres à chaque catégorie sociale.
Ce roman rapporte en fait des évènements récents qui se déroulent dans la société française contemporaine, victime depuis peu d’une cascade d’attentats, société dans laquelle le fossé entre les immigrés arabes et les citoyens français gagne en ampleur.
L’ère des suspects est un roman acerbe, écrit avec un style visuel où le côté journalistique prédomine sur le style littéraire, rendant ainsi les évènements plus réalistes. Le lecteur est impliqué dans l’action grâce au vocabulaire scientifique et simple employé par l’auteur. Le roman traite un sujet extrêmement sensible, dans le but de dénoncer des systèmes corrompus et de montrer les différentes tournures que peut prendre un fait divers. Le lecteur est d’ailleurs frappé par les métamorphoses subies par la situation initiale réelle. Dans cette optique, le roman nous montre que le premier meurtre n’est pas la préoccupation principale et que rendre une vraie justice devient un souci dérisoire, susceptible d’être oublié. Néanmoins, ce sont les vraies raisons pour lesquelles cette affaire est prise à cœur par les autorités, que l’auteur veut souligner avec précision et objectivité.
Le sujet traité dans ce roman est délicat et audacieux ; il dénonce, avec beaucoup de tact, le fait que chaque responsable agrémente la réalité à sa façon et révèle à quel point les médias maquillent les faits selon leurs desseins. Le lecteur se rend amèrement compte que, face au pouvoir des médias, il est un simple pion, manipulé de façon à consentir aux décisions et aux agissements des responsables.
« Détournement de situation », « chantage et mensonge », « une vérité qui devrait éclater au grand jour », constituent les grands titres de ce récit d’action mouvementé. Il n’est point assimilable aux autres romans policiers dont l’intrigue présente une composition classique. Ce sont les détails qui assurent ici le côté inédit de cette fiction.
Des profils de caractères, représentant les différentes instances du pouvoir, défilent dans un ordre chronologique bien précis, exposant le recto et le verso des visages, leur vraie nature et le masque qu’ils arborent pour aborder l’opinion.
Le racisme collectif affecte en effet une grande majorité des catégories sociales. Les Arabes et les Juifs se haïssent, ainsi que les Français et les Arabes immigrés, et les habitants des cités marginalisées sont en confrontation perpétuelles avec la police.
Ces différents conflits, insérés dans la trame de l’intrigue principale, constituent des séquences narratives quasi autonomes, soulignant ainsi la dextérité d’une composition remarquable malgré sa complexité.
Les analyses de profils minutieusement rendues, un souci rigoureux du détail, une volonté tenace d’atteindre la vérité et de dénoncer sans merci les failles des sociétés contemporaines, font de ce roman une œuvre incontournable.  
                                                                                                         
                                                                                                     Marie CHAAYA                                                                                       Département de Langues et Littératures françaises
Université Libanaise, section II

Adeline DIEUDONNE
La vraie vie
Éd. L’Iconoclaste, 2018 (265 p.)
Entre fiction et réalité
La vraie vie, de l’écrivaine belge Adeline Dieudonné, est un livre publié par l’Iconoclaste en septembre 2018. Adeline Dieudonné, née le 12 octobre 1982, est une femme de lettres belge. Son roman remporte le prix Première Plume 2018 et le prix du roman Fnac 2018. Dans son ouvrage, l’écrivaine cherche à montrer un problème auquel beaucoup de jeunes filles peuvent être confrontées, avec un père prédateur et une mère indifférente. Elle décrit six étés de la vie de cette jeune fille de dix à quinze ans dans une maison pas très agréable à habiter : « À la maison, il y avait quatre chambres, la mienne, celle de mon petit frère Gilles, celle de mes parents et celle des cadavres. » Le lecteur poursuivra cette jeune fille pour découvrir ses problèmes et leurs solutions. Déjà le titre crée un effet d’attente chez le lecteur. Que serait la vraie vie pour la jeune fille, personnage principal du roman ? C'est une jeune fille de notre époque, dont on évoque la vie, les pensées et les sentiments. La jeune fille n’a pas de prénom : elle reste anonyme pour que toute jeune fille puisse s’identifier à elle.
Les personnages principaux sont nombreux dans ce livre, et chacun d’entre eux a un rôle à jouer dans la vie de la narratrice en fonction de ses capacités physiques et morales. Ce sont le frère, Gilles, les parents, la plume et le champion (un couple-refuge qu'elle considère comme les parents dont elle rêve et chez qui elle a trouvé refuge), le marchand de glace, son amie Monica (sa « fée ») et le professeur de physique.
Les actions sont décrites comme des tâches colorées (grises, blanches, rouges, etc.) sur le grand tableau noir qu'est la vie de la jeune fille. Au fond, cette histoire pourrait être un miroir de notre société actuelle. Dans beaucoup de maisons, en effet, se trouvent une mère indifférente et peureuse, un père très strict et des enfants forcés à supporter tout cela. La jeune fille vivait dans une maison où régnait l’esprit de mort. Elle était obligée de supporter un père qui frappait à tort et à travers, tous les membres de sa famille, tout le temps. Ils menaient cette vie jusqu’au jour où l’accident s’est produit: le marchand de glace est mort. Ils avaient l’habitude d’aller acheter de la glace chez le marchand; un jour, alors qu'ils font leur commande, l'irréparable se produit et le frère ne peut plus retrouver le sourire :
Au moment où il est arrivé au sommet de la petite montagne de crème, au moment où le doigt s’apprêtait à relâcher sa pression, au moment où il se préparait à se redresser, le siphon a explosé. Boum. Je me souviens du bruit. C’est le bruit qui m’a terrifiée en tout premier. Il a percuté chaque mur du Démo. Mon cœur a manqué deux battements. Ça a dû s’entendre jusqu’au fond du bois des petits perdus, jusqu’à la maison de Monica. Puis j’ai vu le visage du vieux monsieur gentil. Le siphon était rentré dedans, comme une voiture dans la façade d’une maison. Il en manquait la moitié. Son crâne chauve est resté intact. Son visage, c’était un mélange de viande et d’os. Avec juste un œil dans son orbite, je l’ai bien vu. J’ai eu le temps. Il a eu l’air surpris, l’œil, le vieux est resté debout deux secondes, comme si son corps avait eu besoin de ce temps pour réaliser qu’il était maintenant surmonté d’un visage de viande puis s’effondra. (pp. 34-35)
Suite à cet accident, la vie de la famille va changer. La jeune fille va partir dans une longue aventure pour remonter le temps et effacer ce moment horrible, cause du malheur de son petit frère. Ce qui va la pousser à étudier la physique et en approfondir la connaissance, pour pouvoir créer sa machine à remonter le temps. Mais après des efforts colossaux, elle n’est arrivée nulle part. Ensuite, c'est Gilles, à son tour, qui commettra l'irréparable :
L’odeur du sang s’est répandue. Cette odeur tiède et nauséeuse. Les yeux de mon père roulaient dans leurs orbites, il ressemblait à ces masques d’Halloween au regard blanc. De ses lèvres coulait un filet de bave tas de feuilles mortes sur un trottoir. Moi je voulais que ça s’arrête. Maintenant. "Gilles termine, s’il te plait". Je ne pleurais pas. Je ne savais pas que ça viendrait plus tard. Il s’est approché de mon père. Sa grande carcasse convulsait. Sa gorge émettait un hoquet qui aurait pu être drôle dans d’autres circonstances. Avec une assurance d’expert, Gilles a dit : "c’est presque fini, tu sais". Je m’en foutais du "presque", je voulais que ça s’arrête. "S’il te plait". Il a pointé l’arme vers le visage de mon père. Ou de ce qu’il en restait. Un sac de douleur abjecte. Gilles a tiré. La balle est passée à travers sa pommette, lui pulvérisait le visage. Son corps a arrêté de fonctionner aussi vite que si on avait poussé un interrupteur. Off. Off, papa. (pp. 260-261).
Ils ont tué le père en appliquant ses leçons de chasse.
La simplicité du style rend le livre facile à lire et donne un vrai plaisir au lecteur en attente de nouvelles actions et de solutions. Cependant, aucun lien explicite n'est établi entre la mort du marchand et l'assassinat du père. Les actions sont décrites comme un tableau en mosaïque où chaque pièce est indépendante ; néanmoins, le tout crée un ensemble qui parait homogène mais ne l'est pas en réalité. L'histoire s'assombrit au fur et à mesure et les malheurs s’accumulent, sans lien direct entre eux. On comprend que la mort du marchand bouleverse la vie de ces enfants fragiles mais tuer leur père ne rend pas le sourire à Gilles et n'efface pas le sentiment de culpabilité de la jeune fille.
Malgré tout cela, la lecture de ce roman était un plaisir pour moi. J'étais surprise par tout ce qui se passe jusqu'à la fin : rien de ce à quoi je m'attendais n'est réellement arrivé comme si je regardais un film de fiction où tout est permis. Tout peut arriver et rien n'est surprenant. Que serait alors la vraie vie ?
Antonella KRAYEM
Département de langue et littérature françaises
Université Libanaise, section II
                                                               

Adeline DIEUDONNE
La vraie vie
Éd. L’iconoclaste, 2018 (200 p.)
Un sourire volé
« Les histoires, elles servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur comme ça on est sûr que ça n’arrive pas dans la vraie vie ». Ainsi débute la vraie vie d’Adeline Dieudonné.
Elle y relate l’enfance volée d’une famille extraordinaire, et notamment la vie d’une gamine qui ressemble aux histoires effarantes. Mais, cette fille douée conserve l’espoir fou de pouvoir transposer à sa réalité tragique ses fictions, où le drame n’existe pas.
La vraie vie est avant tout un roman d’apprentissage. Il raconte l’histoire d’une gamine inconnue qui veut retourner dans le passé pour sauver l’innocence de son frère. Car son père est prédateur-chasseur, qui travaille au parc d’attraction et lorsqu’il ne chasse pas, il passe son temps à regarder la télé en buvant du whisky. Sa mère est transparente, « amibe », craintive et soumise à son mari. Elle a aussi un petit frère âgé de six ans qui s’appelle Gilles. Il aime rire et passer du temps avec sa sœur. Jusqu’au jour où il perd son sourire. Mais, sa sœur qui l’aime d’une tendresse de mère n’a qu’un seul but, c’est de lui rendre le sourire quoi qu’il en coûte et quels que soient les obstacles.
Tout n’est pas rose dans cette famille dont l’écrivain brosse un portrait impitoyable. Chez eux, il y a quatre chambres : celle de la narratrice, celle de son frère, celle de ses parents et celle des cadavres. L’auteure nous plonge dans le quotidien d’une famille dysfonctionnelle au milieu d’une banlieue pavillonnaire sinistre. En outre, la sœur et le frère sont les deux témoins d’un accident terrifiant de la vie. Mais quel incident a donc empêché Gilles de rire à jamais ?
En cherchant dans les pages de ce roman, on découvre cet accident. Un jour, la narratrice, comme tous les enfants, a envie d’une glace et de cette crème Chantilly que le marchand rajoute généreusement sur la glace. Sauf que tout à coup, le siphon explose en arrachant la moitié du visage du glacier. Son visage devient un mélange de viande et d’os. Avec juste un œil dans son orbite. Le vieux reste debout deux secondes, comme si son corps avait besoin de ce temps pour réaliser qu’il était surmonté d’un visage en viande. Puis, il s’effondre. Gilles voit ce spectacle effarant et dès lors il ne rit plus et son comportement devient très inquiétant. Il se met à vivre dans son lit et préfère passer son temps à contempler les animaux empaillés.
De page en page, l’héroïne chemine avec intelligence. Elle pense toujours à l’avenir. Elle rêve de devenir Marie Curie pour inventer une machine dont la fonction serait de remonter le temps et de faire que cet accident ne soit jamais arrivé. Elle prend alors des cours de physique chez M. Pavlovic en cachette de ses parents pour réaliser son rêve.
C’est une héroïne douée qui veut développer des stratégies de protection pour arriver à vivre un quotidien sans peur, sans colère et sans violence. Elle veut refuser de devenir comme sa mère amibe. Aussi dépense-t-elle toute son énergie pour égayer la vie de son frère.
En ce qui concerne le style, il est simple, fluide malgré le sujet douloureux.   Aussi l’héroïne à laquelle Adeline Dieudonné a donné vie est-elle un petit bijou de spontanéité et de vie.
On ne naît pas héros, on le devient, voici le secret du récit initiatique. Parce que peut être au fond, la vraie vie, c’est avant tout un rêve.
Ce roman est une machine à remonter le temps, et une bouffée d’air pour celui qui serait capable d’en saisir le sens adéquat.

Nawal ALLOUCH
Département de lettres françaises
Université Saint Joseph


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